[CLOS] Embuscade au relais des huit moineaux

Son attention ne gagna jamais le daimyō et son état-major. Maintenant que le combat s’achevait, il n’avait plus de raison de s’inquiéter à leur sujet. Aucun d’entre eux n’avait été gravement blessé, il avait même constaté que certaines blessures s’étaient effacées d’elles-mêmes, suivant la volonté de Hachiman. Que pouvait-il faire face à cela ? Qu’était-il face à cela ?
Il savait rester à sa place. Côtoyer une personne de cette importance avait été une chance, il n’espérait rien d’autre, rien que ce qu’il était capable de faire de ses propres mains. Protéger et défendre. Cette fois-ci, il n’était plus question de faire usage de ses armes, mais bien d’aider ceux qui n’avaient pas eu sa chance. Lui, le maladroit, lui, d’ordinaire seul face contre tous, avait cette fois-ci eu la fortune de sortir indemne d’un tel événement.

Il voulait user de ses forces pour permettre aux autres de vivre encore, de se remettre un peu mieux. Sitôt qu’il eut atteint l’auberge et trouvé une personne capable de prouesses allant bien au-delà du champ de ses compétences, il laissa une nouvelle fois cet arc qui lui était si cher pour retrouver un peu plus de mobilité.
Il se joignit au reste des troupes, écoutant les ordres, exécutant ce qu’il pouvait faire pour ramener et sauver ceux qu’ils pouvaient encore. Ainsi s’enchainèrent plusieurs allers-retours. Dans l’urgence, il en oubliait tout.

Il portait encore un blessé sur son dos lorsque le nom qu’il empruntait sonna jusqu’à ses oreilles. On l’appelait et cette voix ne pouvait appartenir à aucun autre. Il prit d’abord le temps d’amener le blessé jusqu’à sa destination puis, lorsqu’il se redressa, il fut frappé par le tournis. Comme si tout retombait soudainement sur ses épaules, alors que la force qui avait mu ses jambes se dérobait, il réalisait à quel point il était exténué. Le coin d’une table lui fut d’un précieux soutien, l’empêchant de s’effondrer au sol. Il ne pouvait pourtant se laisser aller à la fatigue. Il ne pouvait le faire attendre davantage.

Il usa donc de ses dernières forces pour se rendre jusqu’auprès du seigneur des Tsubaki. Poli, respectueux, il s’inclina pour le saluer, même s’il devina bien vite qu’il y avait un problème avec son regard. Le contrecoup de sa bénédiction, très certainement.

« Je suis bien vivant, Tetsuko-sama. » répondit-il.

Son regard resta au sol. Même ainsi, alors qu’il se montrait si calme, presque totalement immobile, cette silhouette massive l’impressionnait, l’effrayait presque. Son rang si élevé par rapport au sien, lui, insignifiant samouraï d’un clan déchu, avait de quoi l’intimider. Il se devait de lui répondre pourtant.

« Je pense avoir su tenir ma promesse. Protéger et défendre. Je n’en suis pas le juge cependant. » À ses yeux, un seul l’était.

Sa prière était-elle sincère ? Pensait-il vraiment qu’il méritait cette place auprès de Saruta-Hiko ? En avait-il fait assez ? Ici et tout au long de cette vie qu’il avait mené ? Y avait-il ne serait-ce qu’une seule chance, qu’un seul espoir ?
Il aurait voulu lui poser toutes ces questions, tant de questions, peut-être parce qu’il lui paraissait un peu plus sage ou bien un peu plus à même d’en savoir sur ce sujet ; lui qui partageait un peu du sang de Hachiman, lui qui avait reçu sa Bénédiction.

La fatigue le rendait triste et remplissait ses yeux de larmes qu’il refusait de laisser s’échapper. En même temps que ses interrogations, il se sentait balayé tantôt par un sentiment de vide, tantôt par tous ces doutes qui venaient hanter son esprit.

Il ne pouvait refuser sa demande ou bien… désirait-il si ardemment accepter cette requête, au point de se convaincre qu’il devait le faire ? Sa présence, sa compagnie, sa conversation l’aideraient-elles dans sa quête ou bien se trouvait-il tout simplement dévoré par l’envie et ce désir de fuir cette condition parfois trop lourde à porter ?

Trop d’émotions venaient étrangler sa gorge. Il se devait de lutter contre lui-même pour articuler quoi que ce soit.

« Je… » Et maintenant qu’il avait commencé, il se devait de terminer cette phrase.

Il fut frappé d’une nouvelle vague, celle de la fatigue cette fois-ci qui venait férocement réclamer son dû. Un nouvel étourdissement vint l’assaillir et ses forces lui échappaient. Ses jambes se dérobèrent et il tomba lourdement au sol, étouffant entre ses lèvres un cri de douleur. Il secoua la tête pour reprendre ses esprits.
La fatigue ne venait-elle pas lui imposer une décision ? S’il avait été capable de partir, dès maintenant, alors qu’aurait-il fait ?

Il n’était qu’une feuille décrochée de son arbre face à un roc, une montagne.

« Je peux rester, si c’est ce que vous désirez. » répondit-il enfin.

Son regard se leva alors dans sa direction.

« Tetsuko-sama… vous n’avez pas été blessé ? Et ces guerriers… ne craignez-vous pas qu’ils reviennent ? »

Ses inquiétudes lui parurent ridicules dès l’instant où elles sortirent de sa bouche. Un humain pouvait-il blesser ce colosse ? Un humain pouvait-il désirer l’affronter de nouveau ?

Ses lèvres s’arquèrent d’un sourire discret, unique marque qu’il s’autorisa à laisser paraître pour signaler son soulagement en entendant la voix du déchu. La mort était un honneur si elle intervenait au combat, dans le but de servir un objectif plus large que sa seule personne, mais lui survivre en l’accomplissant en était un plus grand encore. Point besoin n’était d’être empathique pour entendre dans le ton du manjushage au nom pluriel une fatigue qui ne se limitait pas qu’à son véhicule physique.

S’il avait pu le fixer de ses prunelles, Kazuo aurait souhaité lui confier en silence sa compréhension. Le daimyo dû en lieu et place de cela se contenter de maintenir une posture digne à l’écoute du serviteur de Saruta-Hiko. Il opina du chef succinctement aux propos qui lui furent tenus, la question ne se posait pas de son point de vue tant l’évidence du résultat parvenait même outrepasser la cécité dont il était accablé.

Puis il sentit cette lassitude, ou cru la percevoir dans le chant exprimé par le vagabond sans kamon. Incapable cependant de déceler le combat que celui-ci menait en son fort intérieur, l’héritier de Tetsuko préserva finalement le silence, se penchant quelque peu en direction de Mumei pour lui garantir que son expression ici et face à lui était bienvenue. C’était le moins que le descendant du Kami de la Guerre et protecteur du peuple pouvait faire pour ce disciple du gardien terrestre.

Son harassement fut palpable alors, le corps et l’esprit de son interlocuteur lui parvinrent morcelés dans l’image qu’il se faisait de lui à mesure que ses quelques mots parvenaient à franchir le seuil de sa bouche. Rien qui n’aurait pu avoir à inquiéter le titan : c’était là le lot de tous les bushi, le prix du devoir qui était imposé à leur rang et il se refusa à établir de la moindre remarque qui risquerait de porter la honte ou le discrédit sur cet énième Nanashi qu’il rencontrait.

Il se redressa enfin, révélant ses dents et une fierté qui était moins pour lui que pour celle qu’il vouait à ses guerriers avant de répondre enfin à son vis à vis. Il avait refusé l’affaiblissement et les maux pour chacun de ceux qui s’étaient regroupés autour de lui, en appelant à son divin aïeux pour l’aider à châtier les pernicieux envahisseurs souillant son domaine ancestral. Lui et son shichizen brillaient, immaculés d’une bataille à laquelle ils avaient pourtant participé en plein cœur.

Sa réponse fut un rugissement joyeux qui tonna sur tout le faubourg :

Vos yeux ne vous tromperont pas si vous les laissez s’attarder sur nous, Nanashi-san. J’ai senti l’acier sur ma chair, les brûlures sur ma peau… Mais c’est ainsi que s’exprime Ô-Hachiman-no-Kamisama en répondant à mes prières.

Ses paupières se plissèrent, son regard voilé se fixant sur l’endroit où il pensait trouver le Lycoris Rouge et il s’assagit, le flux de ses mots s’adoucissant au même instant tandis qu’il poursuivit :

Votre sollicitude à notre égard honore mes terres, mes sujets et moi-même. Je me porte bien et ce Relai n’a plus à craindre. À un ou deux jours de marche, deux divisions de la légion de Kanshô se dirigent à ma suite pour sécuriser le Kaisou-tochi… Sans parler de la légion entière du seigneur de cette province dont le déploiement ne saurait plus tarder dorénavant que j’ai été le témoin vivant de l’obstruction ayant cours en mon propre domaine… Ce que vous voyez ici n’est qu’une avant-garde dont je fais parti.

Ses traits s’aggravèrent enfin, tout autant que le grondement lointain de sa voix.

Nous nous sommes révélés déjà prêts, grâce à votre concours notamment. Je vous laisse imaginer à quel point nous le serons ici dans les prochains mois.

Puis, apaisant le masque aveugle de ses expressions, il conclut enfin :

Restez, oui. Profitez d’un repos mérité et de l’accueil chaleureux que le clan Tsubaki réserve à ses invités de marque et dont la réputation n’est plus à faire. Les vôtres sont toujours les bienvenus en nos frontières et quand bien même portez-vous pour la plupart le même nom… J’aimerai que soit su le soutien que vous avez personnellement apporté ce jour… Nous aurons toujours le temps de discuter pendant notre séjour commun de la façon de procéder.

La voix du daimyō, frappant l’assemblée comme un éclair, le fit sursauter. Son discours sur ses capacités n’était pas nécessaire, tant il pouvait constater de ses propres yeux toute la vivacité dont lui et sa garde faisaient preuve. Il hocha pourtant la tête à ses explications, simplement fasciné par ce genre de manifestation et toujours désireux d’en savoir un peu plus.
Parfois, il lui arrivait de se demander quel aurait été son don s’il avait eu la fortune d’être un descendant de Saruta-Hiko, mais très vite, il balayait ces idiotes pensées, cet effroyable désir d’échapper à sa condition.

Le discours qu’il tint concernant l’insécurité qui planait sur la région suffit à apaiser ses derniers doutes. Trop souvent, il oubliait que la logistique et la population des autres clans n’étant en rien comparable à ce qu’il restait du sien. Ils ne gravitaient pas dans le même monde, que ce soit concernant leur statut ou leurs moyens. Qui pourrait douter qu’un clan tel que Tsubaki ne parvienne pas aisément à pacifier ses terres pour peu qu’il en manifeste le désir ?

« Je ne doute pas que votre armée n’aura aucun mal à transformer en simple souvenir ce que nous avons vécu aujourd’hui. Je ne peux qu’être rassuré envers ceux qui ont été oppressés. Grâce à votre secours, leurs tourments prendront fin bien vite. »

Il sourit doucement. Les rumeurs qui concernaient Tetsuko Kazuo ne lui semblaient désormais que trop éloignées de la vérité. Peut-être n’était-il plus l’homme qu’il avait pu être autrefois, mais cela ne remettait pas en cause sa capacité à diriger tout un clan. Il en était ravi. Sans cela, c’est tout un peuple qui aurait souffert et il était évident qu’il tenait chèrement à la prospérité des siens.

« Je vous remercie pour votre bonté et votre hospitalité à mon égard, Tetsuko-sama. La précieuse confiance et l’indéfectible soutien que vous apportez à notre clan ne sera pas non plus oublié, soyez-en certain. » affirma-t-il en s’inclinant.

C’était dans ces moments qu’il se sentait soulagé de se prénommer Nanashi Mumei. Il ne souhaitait pas que ses accomplissements trouvent d’écho dans un simple individu, il fallait qu’ils le soient au nom de tout un clan. Que ce soit lui ou un autre n’importait pas. Il n’attendait aucun traitement de faveur au sein des Manjushage tout autant que parmi les autres clans. L’expérience lui avait appris à ne jamais se défaire de cet ascétisme, sans quoi il risquait de se détourner dangereusement de sa Voie.

« Je n’abuserai pas plus longtemps de votre temps, Tetsuko-sama. Si la générosité de Hachiman-sama vous a épargné ce moment de repos dont nous tous, bushi, avons encore besoin, je ne doute pas que de nombreuses affaires méritent davantage votre attention. »

Il s’inclina une fois de plus, solennellement, et attendit qu’on lui donne l’autorisation de se retirer.