Le souvenir et le présent un matin d’été

LE SOUVENIR ET LE PRÉSENT UN MATIN D’ÉTÉ


Le Capricieux avait senti depuis le début que la Yōkai ne la lâcherait pas d’une semelle. En la voyant acquiescer à ses paroles qui ne cherchaient pourtant qu’à la repousser, ses craintes se confirmèrent. Elle était probablement douée à ce genre de petits jeux. Retenant un soupir, puis un second, Isao avait tenté de s’éclipser. Elle l’avait bien évidemment suivi. L’Élu n’avait pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle devait trottiner bien vite avec ses petites jambes pour le rattraper. Dos à elle, il sourit en repassant les souvenirs de son ancêtre dans sa tête, contemplant cette course à la fois ridicule et mignonne dans ses songes. Il grimaça aussitôt, se maudissant de ce comportement. Le passé n’existe plus se répéta-t-il encore. Pourtant, Hasuzurui no Tōken était toujours là, elle. De par son essence inhumaine, elle avait survécu au travers des siècles, à l’inverse de nombreux Sangaigusa qui avaient traversé sa route.
La rencontre rude de ce corps faussement frêle contre le sien sortit Isao de ses pensées. Il décroisa ses bras qu’il avait disposé en croix par réflexe, et détacha son menton du creux de son poing. Ne voulant pas hurler si tôt et si proche du lieu de culte, le Jokai fit volte-face avec colère, son regard plein de mépris lorgnant sur l’inugami. Il la toisa tandis qu’elle reculait de quelques pas en se recoiffant futilement. Le jeune homme fronça les sourcils avec dédain.

« Effacez-moi ce sourire niais de votre visage insupportablement puéril, par pitié. » Les poings presque aussi serrés que ses dents, il ajouta d’un ton difficilement maîtrisé : « La rudesse des Samurai qui vous ont élevé a-t-elle exclu de votre éducation arriérée la politesse nécessaire au bon vivre de notre société humaine ? »

Même dans la colère ses phrases étaient alambiquées. Pour sûr, il n’avait pas reçu les enseignements d’un chartier. Le Jokai recroisa ses bras et se retint de taper du pied tandis qu’il attendait des excuses. Bousculé par une Yōkai ! Quelle infamie !
Dos à lui, Isao perçut des bruits de pas étouffés sur un plancher fraîchement lustré. Les traits de son visage s’intensifèrent, entre lassitude et impatience. Deux prêtres se rapprochaient depuis l’itagaki, au plus vite qu’ils le pouvaient sans devenir irrespectueux envers la divinité renfermée ici. Derrière les clôtures en bois, ils chuchotèrent :

« Sangaigusa-sama ! Sangaigusa-sama ! »

Isao songea un instant à faire la sourde oreille. Toutefois, l’expression colérique de son visage s’aggravait au fur et à mesure que les interpellations se répétaient. Il pivota sur ses talons et explosa sans trop hausser le ton :

« Bande d’idiots, n’êtes-vous pas capables de faire le tour ? Êtes-vous si incapables que vous craignez de ne savoir que faire pendant les dix minutes où vous me perdrez de vue ? »

De l’autre côté, une miko qui venait en leur direction écarquilla les yeux et fit aussitôt demi-tour. Les deux prêtres derrière la première barrière du honden débutaient de pivoter sur leurs talons quand, le visage soudain éclairé, l’Élu les héla :

« Attendez. »

Il n’était pas difficile de deviner que le jeune homme avait une idée derrière la tête. La commissure droite de ses lèvres s’était étirée dans un rictus et ses sourcils froncés exprimaient dorénavant davantage de malice que de colère. Isao se tourna vers l’inugami.

« Vous voulez écrire ma biographie, n’est-ce pas ? Quoi de mieux que de le percevoir de l’expérience de ceux qui me côtoient plutôt que de mes discours biaisés ? » Non pas qu’il avait prévu de les faire, pourtant. Il sourit puis revint à ses subalternes. « Messieurs ? Auriez-vous l’obligeance de vous occuper de cette… » Il hésita ; volontairement. Histoire d’ajouter une pointe de dégoût dans le regard lancé à la petite Yōkai ce court instant. « …inugami ? » conclut-il finalement.

Bien évidemment qu’il allait se fâcher ! Quelle question inutile. Pourtant, une fois de plus, rien ne pouvait venir blesser son cœur. Elle avait traversé tant de choses que le rejet ne lui faisait pas peur et encore moins souffrir. C’était décidé, elle allait apprivoiser le Sangaigusa aux yeux parfaits, il lui fallait juste un peu de temps. Si la patience n’était pas son fort, elle était étonnamment du genre tenace et une fois une idée en tête, impossible de l’arrêter.
Naturellement, elle était prête à lui faire un regard larmoyant et à chouiner, mais elle savait que ça ne marcherait pas. Ça ne ferait que l’irriter davantage. Bonne ou mauvaise chose ? Le voir s’agacer d’un rien était un spectacle amusant, mais peut-être ne fallait-il pas trop en abuser.

Elle s’inclina donc bien bas.

« Toutes mes excuses, je ferai plus attention dorénavant ! » s’exclama-t-elle incapable de cacher son enthousiasme.

Un futur, oui, il ne s’y trompait pas, elle n’allait pas lâcher prise aussi vite, aussi facilement.

L’arrivée de quelques religieux la sauva d’un échange futile et les piques du Sangaigusa ne furent plus pour elle. La tentative de fuite des interpellés faillit bien lui arracher un rire amusé, mais elle se retint.

Elle n’était pas idiote, elle se doutait bien qu’il cherchait par une pirouette pas très subtile à se débarrasser d’elle. Seulement ce n’était pas ce qu’elle voulait. Quel intérêt y avait-il à suivre des larbins qui avaient soient trop à dire soit trop peur de parler ? Leur avis, elle s’en fichait bien. Ce qui comptait, c’était le sien.

« Ne vous en faites pas, je connais très bien mon travail, je… »

Elle n’eut pas vraiment le temps de finir son argumentation qu’il avait déjà filé.

Ah.
Il le prenait comme ça.
Très bien.

Telle une petite souris, elle faussa compagnie aux deux autres sans rien leur dire pour prendre en filature son tout dernier centre d’intérêt. Elle saurait être discrète, voilà tout. Ce n’était pas la première fois.