ヨミの道 - Yomi no michi Le chemin du Yomi

“ Du bout des doigts, elle effleure la peau meurtrie. De la paume de la main, elle caresse le mal invisible. De ses yeux opalescents, elle étreint l’âme fiévreuse. La douleur ressentie, cruelle geôlière du monde des vivants, s’efface. Seul reste le repos. Et l’étincelle de la souffrance, dans son regard embué.
Par la bénédiction qu’elle reçoit d’Omoikane, Shiori aspire, retire, efface la douleur du malade ou du blessé concerné. Loin de guérir le corps, elle soigne l’esprit en l’allégeant du mal et en le guidant pour lui permettre de s’éteindre paisiblement. Le monde spirituel s'ouvre ainsi à l'âme trépassée, voie divine menée par Omoikane dont Shiori serait l'humble conseillère indiquant la direction sacrée.    

“ Le chemin du Yomi est à sens unique. Si Shiori peut guider les âmes à travers l’apaisement de leur douleur, elle est incapable de transmettre une souffrance volontaire à autrui, ni de ramener une personne d’entre les morts.

“ Tant que la vie sera, la douleur vivra. En permettant aux souffrants de partir sereinement, Shiori devient le réceptacle de leurs maux. La souffrance qu’elle ressent est alors proportionnelle à celle qu’elle a retirée, qu’elle soit la conséquence d’une blessure à l’arme, d’une affection mentale ou d’un accident mortel. Sa capacité à reprendre la pleine possession de son corps et de son esprit variera, de même, en fonction de l’aide apportée, après quelques heures ou plusieurs jours.

“ Poupée aux yeux bleus ;
D’un visage blanc émanent deux lilas bleutés. Légèrement cernés, maquillage naturel marquant une douleur quotidienne, contenue. Une trace de vie sur des traits trop souvent figés, impénétrables.
D’une commissure s’étirent deux lèvres roses et fines. Parfaitement dessinées, sillons délicats ombrant un sourire discret, parfois. Un dessin de joie sur des lippes trop souvent serrées, sévères.
D’une chevelure ébène se tressent des mèches fougueuses. Impeccablement coiffée, crinière rebelle tenue par une broche précieuse, muselée. Une cascade domptée sur un front trop souvent plissé, austère.
D’une gorge généreuse s’élèvent une voix basse. Curieusement éraillé, filet de mélodie aux accords timides, préservés. Des mots précieux sur une langue trop souvent retenue, sage.

“ Prêtresse aux atours mauves ;
D’un pli d’étoffe se tissent d’humbles vêtements. Subtilement travaillés, ornements discrets sur un tissu délicat, sobre. Une invisible richesse sur un habit trop souvent simple, modeste.
D’une nuque ployante se devinent de pieuses prières. Religieusement murmurées, d’altruistes bénédictions portées par une foi loyale, inébranlable. Une fervente dévotion pour les âmes trépassées, oubliées.    
D’un geste doux se dévoilent de bienveillantes attentions. Tendrement dirigées, de gracieuses faveurs dans chaque acte de bonté, pudique. Une instinctive prévenance dans des attitudes trop souvent distantes, réservées.  
D’un regard vif s’affirment de surprenants traits d’esprit. Malicieusement éclairée, une connaissance nourrie par la curiosité, avide. Une intelligence latente sur des expressions trop souvent impassibles, indifférentes.  

“ Femme au coeur rouge ;
D’une démarche ondulante s’esquissent des membres gracieux. Sensuellement sculpté, un corps aux formes généreuses, gourmandes. Une invitation à la féminité dans des démonstrations trop souvent farouches, gênées.
D’un rire pur et rare s’expriment des instants plaisants. Spirituellement échangés, moments de jeux ou discussions élevées, libérées. Une compagnie stimulante pour une apparence souvent trop fière, retirée.  
D’une peau frissonnante s’éveillent les brasillements d’un cœur. Humainement éprouvée, une palette de sentiments enfouis qui ne demandent qu’à s’exprimer, vivre. Un furieux désir d’exister pour une âme encore blessée, endeuillée.

“ Aube esquissée
La neige avait recouvert le domaine familial dans la nuit comme un voile d’immobilité, dense. Le soleil perçait à travers les branches nues et givrées des cerisiers, bras étincelants sur l’azur encore rosé d’un ciel dégagé. Aucun bruit. Même les pépiements des oiseaux semblaient étouffés par cette couche de glace, prisonniers d’une prison ouatée.
Ce ne fut qu’à l’écho d’un hurlement que l’immobilité se déchira. Un cri plein de vie qui la rendit autour de lui. Tantôt fermées, sitôt ouvertes, les portes livrèrent passage avec empressement. On se bousculait devant le fusuma entrouvert de la maison principale, derrière lequel une chaude odeur de sang et de sueur imprégnait encore la pièce. Une odeur de naissance.        

“ Jour enluminé
Le ciel avait ce jour-là, une humeur maussade. D’épais nuages gris bourrés de neige qu’ils ne demandaient qu’à cracher, obstruaient l’horizon. Mais tout hiver qu’il soit, le temps n’avait aucune emprise sur le lumineux sourire de celle qui choisissait de s’appeler désormais, Shiori. Au terme d’un pèlerinage de plusieurs mois, l’adolescente qui avait tout juste fêté ses 13 ans au moment du Namae no Hi, triomphait de cette première étape fondamentale de sa vie. Elle savait qu'au-delà de sa propre fierté, sa famille entière rayonnerait de sa réussite. Elle marquait la fin d’une enfance heureuse, insouciante malgré des apprentissages strictes, et riche en découvertes. Elle annonçait, surtout, le commencement d’un nouveau voyage. Celui de son avenir.

Le soleil brillait haut et fort. L’été étouffait la région, dans l’attente du prochain typhon qui viendrait apporter quelques fraîcheurs. Agenouillée à l’ombre d’un autel, Shiori portait peu d’attention aux gouttes de sueur qui perlaient dans sa nuque et aux insectes bourdonnant à proximité. Elle n’eut qu’un faible mouvement de surprise quand la main d’Eichi, son précieux ami de toujours et premier amant de sa jeune vie, se posa sur son épaule. La nostalgie des temps passés les traversa le temps d’un regard. Aujourd’hui, à l’aube de sa vingtième-deuxième année, elle n’était plus jeune femme mais future épousée.

“ Crépuscule raturé
La journée s’achevait dans un feu d’artifice flamboyant. La lumière d’automne incendiait les paysages à perte de vue et la nuit montante, noire, lui répondait en écho. Debout face au spectacle de la nature, Shiori le contemplait depuis les marches d’un temple mineur, dans les hauteurs de Naiseishin. Une main sur son ventre arrondi, un habituel sourire flottait sur son visage blanc aux pommettes rosies de vitalité. Son mariage, deux ans auparavant, l’avait rendue plus épanouie qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait appris à aimer un mari qui lui avait été choisi, mais qui n’avait jamais cessé de vouloir lui plaire. Si bien que leur union portait un fruit bientôt mur. De tout son être, la prêtresse espérait qu’une petite fille naîtrait dans quelques mois. Petite poupée qu’elle élèverait avec amour et qui apprendrait avec honneur, à succéder à sa mère, comme elle s’apprêtait elle-même à le faire avec la sienne, en tant que Seikai Guji.

Quand elle se tourna vers la nuit tombante sur la ville, l’embrasement de l’horizon la laissa transie de terreur. De son promontoire, Shiori distinguait nettement les flammes monstrueuses qui léchaient la partie ouest du domaine familial. Tremblante, elle se hissa sur son cheval alors que les premières gouttes s’écrasaient sur son visage. L’animal dévala la colline, l’écume aux lèvres. Lorsqu’elle se laissa tomber à terre plus qu’elle ne sauta, il ne restait de sa propre maison qu’un amas de cendres et les vestiges de piliers de bois calcinés. Fort heureusement, l’averse qui tombait drue avait empêché l’incendie de se propager à la majorité du domaine et seules quelques maisons familiales avaient été partiellement touchées. Quelques blessés légers. Et Sengetsu.

Il avait été transporté dans une pièce encore viable de l’habitation voisine. Shiori retrouva son époux gisant sur un futon déjà imbibé de sang et de lymphe. La majeure partie de son corps était calcinée, ses vêtements brûlés se mélangeant aux chairs mises à vif. Son visage n’avait plus d’humain qu’un oeil encore sain, ouvert et brillant d’une douleur indescriptible. Il avait sauvé de justesse des enfants pris au piège des flammes mais s’était retrouvé à leur place, face à la force de l’incendie. Elle tomba à genoux près de l’homme et ferma les yeux, taisant les larmes qui roulaient sur ses joues. Elle pria Omoikane. Si fort que ses poings serrés blanchirent, que ses dents grincèrent. Et lorsque ses prunelles irradièrent enfin, elle s’inclina jusqu’à poser son front sur celui décharné de son époux. Ses doigts fins se promenèrent sur les membres brûlés. Douce et froide caresse. Invitation à la paix. La respiration erratique de Sengestu ralentit, jusqu’à ne plus être. Celle de Shiori prit une folle cadence. Elle tomba aussitôt après, roulant de douleur. Ses bras s’étaient enroulés autour de sa poitrine dans un instinct de protection. En vain. Elle sombra quelques secondes plus tard, dans une inconscience salvatrice.  

La nuit noire, opaque, ténébreuse, accueillit le regard de Shiori. Le battement régulier de la pluie à l’extérieur lui fit tourner la tête. Elle apercevait une faible lueur de l’autre côté du shoji. Elle se redressa lentement, comme émergeant d’un long, très long sommeil. Le bruit de la couverture que l’on repousse alerta son gardien et elle reconnut la silhouette de sa mère entrer dans la chambre. Elle n’entendit qu’à moitié ce qu’elle lui disait. Elle était restée inconsciente plusieurs jours, peut-être plus, qu’importe. Ses mains venaient de frôler le tissu ample et léger qui recouvrait son ventre plat. Aucune once d’espoir ne la traversa. Elle se recroquevilla sur elle-même et plongea son visage dans ses mains. Elle hurla, longtemps, dans la nuit pluvieuse.

“ Nuit colorée
Les bourgeons roses des cerisiers bientôt en fleur avaient accueilli l'élévation de Shiori au rang de Seikai Guji de Chishiki. Après une longue convalescence de plusieurs mois, la jeune femme s’était abandonnée entièrement au culte d’Omoikane, redoublant de ferveur dans son rôle de prêtresse. De sa vie d’avant, ne lui restait qu’une douleur lancinante et profonde, seule preuve que tout cela n’avait pas été qu’un terrible cauchemar. Les saisons passées la remettaient peu à peu sur pied, jusqu’à sa consécration, quatre ans après le drame. Elle devenait enfin ce pour quoi elle avait toujours travaillé, tout ce qui lui restait. Une lueur de vie.